Pour ce second jeudi en poésie du défi n°273 des CROQUEURS DE MOTS, pardonnez-moi cette folie que de vous soumettre ce long poème de Victor Hugo. (Pour ceux qui connaissent le poète, il fait encore bien plus long).
Je l'avais mis en ligne le 25 juillet 2010 dans Jeux de mots et d'âges mêlés pour compléter Jeux de mots et petites phrases et réédité en 2015 pour le défi 140
Grand âge et bas âge mêlés
X
Tout pardonner c'est trop, tout donner, c'est beaucoup !
Eh bien, je donne tout et je pardonne tout
Aux petits ; et votre œil sévère me contemple.
Toute cette clémence est de mauvais exemple.
Faire de l'amnistie(1) en chambre est périlleux.
Absoudre des forfaits commis par des yeux bleus
Et par des doigts vermeils et purs, c'est effroyable.
Si cela devenait contagieux, que diable !
Il faut un peu songer à la société.
La férocité sied à la paternité ;
Le sceptre doit avoir la trique pour compagne ;
L'idéal, c'est un Louvre appuyé sur un bagne ;
Le bien doit être fait par une main de fer.
Quoi ! si vous étiez Dieu, vous n'auriez pas d'enfer ?
Presque pas. Vous croyez que je serais bien aise
De voir mes enfants cuire au fond d'une fournaise ?
Eh bien ! non. Ma foi non ! J'en fais mea-culpa ;
Plutôt que Sabaoth je serais Grand-papa.
Plus de religion alors ? Comme vous dites.
Plus de société ? Retour aux troglodytes,
Aux sauvages(2*), aux gens vêtus de peaux de loups(3*) ?
Non, retour au vrai Dieu, distinct du Dieu jaloux,
Retour à la sublime innocence première,
Retour à la raison, retour à la lumière !
Alors vous êtes fou, grand-père. J'y consens.
Tenez, messieurs les forts et messieurs les puissants,
Défiez-vous de moi, je manque de vengeance.
Qui suis-je ? Le premier venu, plein d'indulgence,
Préférant la jeune aube à l'hiver pluvieux,
Homme ayant fait des lois, mais repentant et vieux,
Qui blâme quelquefois mais qui jamais ne damne,
Autorité foulée aux petits pieds de Jeanne,
Pas sûr de tout savoir, en doutant même un peu,
Toujours tenté d'offrir aux gens sans feu ni lieu
Un coin du toit, un coin du foyer, moins sévère
Aux péchés qu'on honnit qu'aux forfaits qu'on révère,
Capable d'avouer les êtres sans aveu.
Ah ! ne m'élevez pas au grade de bon Dieu !
Voyez-vous, je ferais toutes sortes de choses
Bizarres ; je rirais ; j'aurais pitié des roses,
Des femmes, des vaincus, des faibles, des tremblants ;
Mes rayons seraient doux comme des cheveux blancs ;
J'aurais un arrosoir assez vaste pour faire
Naître des millions de fleurs dans toute sphère,
Partout, et pour éteindre au loin le triste enfer(2) ;
Lorsque je donnerais un ordre, il serait clair ;
Je cacherais le cerf aux chiens flairant sa piste ;
Qu'un tyran pût jamais se nommer mon copiste,
Je ne le voudrais pas ; je dirais : Joie à tous !
Mes miracles seraient ceci : - Les hommes doux. -
Jamais de guerre. - Aucun fléau. - Pas de déluge(3). -
- Un croyant dans le prêtre, un juste dans le juge. -
Je serais bien coiffé de brouillard, étant Dieu,
C'est convenable ; mais je me fâcherais peu,
Et je ne mettrais point de travers mon nuage
Pour un petit enfant qui ne serait pas sage ;
Quand j'offrirais le ciel à vous, fils de Japhet,
On verrait que je sais comment le ciel est fait ;
Je n'annoncerais point que les nocturnes toiles
Laisseraient pêle-mêle un jour choir les étoiles,
Parce que j'aurais peur, si je vous disais ça,
De voir Newton pousser du coude Spinoza ;
Je ferais à Veuillot(3) le tour épouvantable
D'inviter Jésus-Christ et Voltaire à ma table,
Et de faire verser mon meilleur vin, hélas,
Par l'ami de Lazare à l'ami de Calas ;
J'aurais dans mon éden, jardin à large porte,
Un doux water-closet(5*) mystérieux, de sorte
Qu'on puisse au paradis mettre le Syllabus(4) ;
Je dirais aux rois : Rois, vous êtes des abus,
Disparaissez. J'irais, clignant de la paupière,
Rendre aux pauvres leurs sous sans le dire à Saint-Pierre,
Et, sournois, je ferais des trous dans son panier
Sous l'énorme tas d'or qu'il nomme son denier ;
Je dirais à l'abbé Dupaloup : moins de zèle !
Vous voulez à la vierge ajouter la Pucelle(5),
C'est cumuler, monsieur l'évêque ; apaisez-vous.
Un Jéhovah trouvant que le peuple à genoux
Ne vaut pas l'homme droit et debout, tête haute,
Ce serait moi. J'aurais un pardon pour la faute,
Mais je dirais : Tâchez de rester innocents.
Et je demanderais aux prêtres, non l'encens,
Mais la vertu. J'aurais de la raison. En somme,
Si j'étais le bon Dieu, je serais un bon homme(6).
Victor Hugo, L'art d'être Grand-père,
poèmes Gallimard, édition 2008, pages 108 à 110
Victor Hugo, écrivain et poète français, 1802 - 1885
Anecdote : je suis allée en ville l'après-midi où j'avais mis en ligne ce poème de Victor Hugo. "Ville" est un bien grand mot pour une bourgade d'environ 5000 habitants. Dans bien d'autres pays ce ne serait qu'un petit village. Il y a encore deux pharmacies et depuis presque trois ans de nouveau une libraire indépendante. J'avais oublié que nous étions mercredi et il y avait une mère de famille avec ses enfants dont le plus jeune insistait pour rajouter un petit livre sans succès. L'enfant à l'échec d'une ultime tentative lui a dit "c'est injuste". La maman a répondu "oui, c'est injuste mais c'est comme ça."
J'ai tiqué. Je me suis retenue pour ne pas y mettre mon grain de sel. Certes, elle avait raison contre Victor Hugo de ne pas tout donner. Mais elle n'a pas raison de conforter l'enfant dans son sentiment d'injustice. Non ce n'était pas injuste. Il y avait mille façons de l'argumenter. Mais sans doute voulait-elle seulement ne pas déclencher une discussion sans fin.
L'enfant n'a plus rien demandé. J'avoue ne pas avoir fait attention à ce qui avait été acheté pour sa grande sœur.
Victor Hugo et ses petits enfants vers 1875 |
notes Gallimard :
(1) ce mot a une forte connotation politique en 1873-1876 : Hugo mène une campagne active pour l'amnistie des communards et dépose au Sénat une proposition de loi pour l'amnistie générale qui est rejetée le 22 mai 1876.
(2) tout en s'amusant, Hugo expose ici sa doctrine sur la fin de Satan et le salut des planètes damnées qui seront parsemées de fleurs.
(3) Hugo fait concrètement référence aux graves inondations de 1875 qui ont ravagé la région de Toulouse et dont le journaliste célèbre Louis Veuillot (oublié aujourd'hui sans surprise) qui déclarait dans un article du journal l'Univers du 28 juin 1875 que c'était un châtiment de Dieu
(4) Le Syllabus publié sur ordre de Pie IX, le 8 décembre 1964, à l'issue de l'encyclique Quanta cura, renfermait les "principales erreurs de notre temps" : rationalisme, libéralisme, socialisme, etc.
(5) le 8 mai 1869, l'évêque d'Orléans s'efforce de faire établir la sainteté de Jeanne d'Arc. Elle sera finalement béatifiée en 1914 et canonisée en 1920.(4*)
(6) Ce vers final figure dans l'ébauche du Reliquat :
Certes, j'accorde à l'âme humaine ce besoin,
Un bon Dieu, mais on doit de ses fils avoir soin,
On doit justifier le nom dont on se nomme,
Si j'étais un bon Dieu, je serais un bon homme.
Mes propres grains de sel
(1*) Victor Hugo évoque ses petits enfants, Jeanne et Georges, nés en 1869 et 1868 et qui avaient sans doute tout simplement les yeux bleus.
(2*) revoici les sauvageons, devenus des sauvages adultes
(3*) pourquoi des peaux de loups plutôt que des peaux d'autres animaux ? J'y vois peut-être un clin d’œil au fait que les loups vivent en sociétés organisées selon des lois.
(4*) Je suis frappée par la coïncidence de cette date de la béatification avec l'atmosphère de va-t-en guerre qui prévaut cette année-là avant le début de la première guerre mondiale.
(5*) cette note est pour les plus jeunes qui ignorent peut-être que WC vient de water closets. Je suppose qu'il est inutile de développer davantage pourquoi Hugo met le Syllabus dans ce lieu..
Et bien monsieur Hugo, si j'étais... juste un bon homme, comme on aimerait en avoir en politique... merci pour la photo... quant au gamin de la librairie, la mère avait ses raisons, sans doute, mais pouvait le dire autrement.... bises JB
RépondreSupprimerMerci pour ce long poème que je n'ai jamais lu. C'est une découverte, Victor Hugo écrivait de longs poèmes bien souvent. Dommage pour le petit dans la librairie qui n'a pas eu ce qu'il désirait en plus. Bonne soirée. Bises.
RépondreSupprimerCoucou Jeanne,
RépondreSupprimerJ'ai relu avec grand plaisir ce magnifique poème de Victor Hugo, et en cour de lecture, une phrase de mon père m'est revenue en mémoire.
"Les enfants quand est parent, c'est bien souvent un pensum, mais pour les petits-enfants, ce n'est que du plaisir."
Bises et bonne soirée - Zaza
L'art d'être grand-père , mon grand-père le lisait jadis au coin du feu , rire et maintenant que je suis grand-père il trône sur la table du salon , et hier l'un de mes fils m'a envoyé des citations de Hugo ......
RépondreSupprimerMerci beaucoup Jeanne. J'ai lu le poème de Victor Hugo avec attention et intérêt, ainsi que ton anecdote. Bien d'accord avec toi, il y avait bien d'autres mots à lui dire, hélas, que ceux dits. Que j'aime cette photo de Victor Hugo, avec ces petits enfants ! Bon vendredi. Bises♥
RépondreSupprimerun très beau poème ; Victor Hugo est toujours un grand poète. Merci pour ce choix. Bises
RépondreSupprimer