Pour
ce premier jeudi en poésie du défi n°140 des CROQUEURS DE MOTS,
pardonnez-moi cette folie que de vous soumettre ce long poème de
Victor Hugo. (Pour ceux qui connaissent le poète, il fait encore
bien plus long).
Je
l'avais mis en ligne le 25 juillet 2010 dans Jeux de mots et d'âges mêlés pour compléter Jeux de mots et petites phrases.
Grand
âge et bas âge mêlés
X
Tout
pardonner c'est trop, tout donner, c'est beaucoup !
Eh
bien, je donne tout et je pardonne tout
Aux
petits ; et votre œil sévère me contemple.
Toute
cette clémence est de mauvais exemple.
Faire
de l'amnistie(1) en chambre est périlleux.
Absoudre
des forfaits commis par des yeux bleus
Et
par des doigts vermeils et purs, c'est effroyable.
Si
cela devenait contagieux, que diable !
Il
faut un peu songer à la société.
La
férocité sied à la paternité ;
Le
sceptre doit avoir la trique pour compagne ;
L'idéal,
c'est un Louvre appuyé sur un bagne ;
Le
bien doit être fait par une main de fer.
Quoi
! si vous étiez Dieu, vous n'auriez pas d'enfer ?
Presque
pas. Vous croyez que je serais bien aise
De
voir mes enfants cuire au fond d'une fournaise ?
Eh
bien ! non. Ma foi non ! J'en fais mea-culpa ;
Plutôt
que Sabaoth je serais Grand-papa.
Plus
de religion alors ? Comme vous dites.
Plus
de société ? Retour aux troglodytes,
Aux
sauvages(2*), aux gens vêtus de peaux de loups(3*) ?
Non,
retour au vrai Dieu, distinct du Dieu jaloux,
Retour
à la sublime innocence première,
Retour
à la raison, retour à la lumière !
Alors
vous êtes fou, grand-père. J'y consens.
Tenez,
messieurs les forts et messieurs les puissants,
Défiez-vous
de moi, je manque de vengeance.
Qui
suis-je ? Le premier venu, plein d'indulgence,
Préférant
la jeune aube à l'hiver pluvieux,
Homme
ayant fait des lois, mais repentant et vieux,
Qui
blâme quelquefois mais qui jamais ne damne,
Autorité
foulée aux petits pieds de Jeanne,
Pas
sûr de tout savoir, en doutant même un peu,
Toujours
tenté d'offrir aux gens sans feu ni lieu
Un
coin du toit, un coin du foyer, moins sévère
Aux
péchés qu'on honnit qu'aux forfaits qu'on révère,
Capable
d'avouer les êtres sans aveu.
Ah
! ne m'élevez pas au grade de bon Dieu !
Voyez-vous,
je ferais toutes sortes de choses
Bizarres
; je rirais ; j'aurais pitié des roses,
Des
femmes, des vaincus, des faibles, des tremblants ;
Mes
rayons seraient doux comme des cheveux blancs ;
J'aurais
un arrosoir assez vaste pour faire
Naître
des millions de fleurs dans toute sphère,
Partout,
et pour éteindre au loin le triste enfer(2) ;
Lorsque
je donnerais un ordre, il serait clair ;
Je
cacherais le cerf aux chiens flairant sa piste ;
Qu'un
tyran pût jamais se nommer mon copiste,
Je
ne le voudrais pas ; je dirais : Joie à tous !
Mes
miracles seraient ceci : - Les hommes doux. -
Jamais
de guerre. - Aucun fléau. - Pas de déluge(3). -
-
Un croyant dans le prêtre, un juste dans le juge. -
Je
serais bien coiffé de brouillard, étant Dieu,
C'est
convenable ; mais je me fâcherais peu,
Et
je ne mettrais point de travers mon nuage
Pour
un petit enfant qui ne serait pas sage ;
Quand
j'offrirais le ciel à vous, fils de Japhet,
On
verrait que je sais comment le ciel est fait ;
Je
n'annoncerais point que les nocturnes toiles
Laisseraient
pêle-mêle un jour choir les étoiles,
Parce
que j'aurais peur, si je vous disais ça,
De
voir Newton pousser du coude Spinoza ;
Je
ferais à Veuillot(3) le tour épouvantable
D'inviter
Jésus-Christ et Voltaire à ma table,
Et
de faire verser mon meilleur vin, hélas,
Par
l'ami de Lazare à l'ami de Calas ;
J'aurais
dans mon éden, jardin à large porte,
Un
doux water-closet(5*) mystérieux, de sorte
Qu'on
puisse au paradis mettre le Syllabus(4) ;
Je
dirais aux rois : Rois, vous êtes des abus,
Disparaissez.
J'irais, clignant de la paupière,
Rendre
aux pauvres leurs sous sans le dire à Saint-Pierre,
Et,
sournois, je ferais des trous dans son panier
Sous
l'énorme tas d'or qu'il nomme son denier ;
Je
dirais à l'abbé Dupaloup : moins de zèle !
Vous
voulez à la vierge ajouter la Pucelle(5),
C'est
cumuler, monsieur l'évêque ; apaisez-vous.
Un
Jéhovah trouvant que le peuple à genoux
Ne
vaut pas l'homme droit et debout, tête haute,
Ce
serait moi. J'aurais un pardon pour la faute,
Mais
je dirais : Tâchez de rester innocents.
Et
je demanderais aux prêtres, non l'encens,
Mais
la vertu. J'aurais de la raison. En somme,
Si
j'étais le bon Dieu, je serais un bon homme(6).
Victor
Hugo, L'art
d'être Grand-père,
poèmes
Gallimard, édition 2008, pages 108 à 110
notes
Gallimard :
(1) ce
mot a une forte connotation politique en 1873-1876 : Hugo mène une
campagne active pour l'amnistie des communards et dépose au Sénat
une proposition de loi pour l'amnistie générale qui est rejetée le
22 mai 1876.
(2)
tout en s'amusant, Hugo expose ici sa doctrine sur la fin de Satan et
le salut des planètes damnées qui seront parsemées de fleurs.
(3)
Hugo fait concrètement référence aux graves inondations de 1875
qui ont ravagé la région de Toulouse et dont le journaliste célèbre
Louis Veuillot (oublié aujourd'hui sans surprise) qui déclarait
dans un article du journal l'Univers du 28 juin 1875 que c'était un
châtiment de Dieu
(4) Le
Syllabus publié sur ordre de Pie IX, le 8 décembre 1964, à l'issue
de l'encyclique Quanta cura,renfermait les "principales erreurs
de notre temps" : rationalisme, libéralisme, socialisme, etc.
(5) le
8 mai 1869, l'évêque d'Orléans s'efforce de faire établir la
sainteté de Jeanne d'Arc. Elle sera finalement béatifiée en 1914
et canonisée en 1920.(4*)
(6) Ce
vers final figue dans l'ébauche du Reliquat :
Certes,
j'accorde à l'âme humaine ce besoin,
Un bon
Dieu, mais on doit de ses fils avoir soin,
On doit
justifier le nom dont on se nomme,
Si
j'étais un bon Dieu, je serais un bon homme.
Mes
propres grains de sel
(1*)
Victor Hugo évoque ses petits enfants, Jeanne et Georges, nés en
1869 et 1868 et qui avaient sans doute tout simplement les yeux
bleus.
(2*)
revoici les sauvageons, devenus des sauvages adultes
(3*)
pourquoi des peaux de loups plutôt que des peaux d'autres animaux ?
J'y vois peut-être un clin d’œil au fait que les loups vivent en
sociétés organisées selon des lois.
(4*) Je
suis frappée par la coïncidence de cette date de la béatification
avec l'atmosphère de va-t-en guerre qui prévaut cette année-là
avant le début de la première guerre mondiale.
(5*)
cette note est pour les plus jeunes qui ignorent peut-être que WC
vient de water closets. Je suppose qu'il est inutile de développer
davantage pourquoi Hugo mat le Syllabus dans ce lieu..
Bonjour Jeanne. Sacré bonhomme que ce Victor Hugo, l'art d'être grand-père dans le poème que tu nous proposes est magistralement exposé, mais ce n'est pas pour autant que la "lutte" politique est oubliée, ni l'humour. Merci pour les notes, générales et persos. Bises.
RépondreSupprimerJe ne crois pas l'avoir lu un jour... génial ! Merci Jeanne et bon jeudi poésie, bises
RépondreSupprimerTout un art, que Victor Hugo décrit avec d'autant plus de passion qu'il avait une énorme affection pour sa petite Jeanne...
RépondreSupprimerVictor hugo est le plus grand des poètes pour moi et c'est toujours un plaisir de le lire surtout quand je ne connais pas. Excuse moi de n'avoir participé à ce défi. Mais je passe tout mon temps en ce moment à recopier mon blog vendéen sur overblog car l'export automatique n'est pas possible avec EKLA. Belle journée
RépondreSupprimerC'est galère je viens de faire un commentaire, il a disparu. C'est souvent sur blogspot en plus je ne peux m'abonner à ta new's letter, cela ne marche pas je ne reçois pas les mails de confirmation. Je te disais dans le commentaire en résumant que j'aime beaucoup victor hugo et que c'est un plaisir de le lire et que je n'avais pas le temps de répondre à ton défi passant tout mon temps à copier mon blog vendéen sur overblog. Bises
RépondreSupprimerComme c'est beau un Grand Père qui tout à sa joie de l'être est d'un lyrisme atteignant l'excellence... Mais comme toujours chez Hugo!
RépondreSupprimerC'est une bien belle folie que de nous proposer le grand Victor Hugo pour parler de l'enfant ... et ce n'est pas un petit pardon mais un grand merci que cela mérite! Bon a-midi;Simone
RépondreSupprimerJ'ai bien aimé cette lecture que je ne connaissais pas. Il savait dire les choses.
RépondreSupprimerVictor Hugo est un écrivain extraordinaire et ses poèmes se lisent comme des romans. Merci tout plein
RépondreSupprimerUn autre poème de Victor Hugo beaucoup plus court dans la cachette... j'ai programmé un texte pour lundi matin Jeanne, voici le titre : Confusion
RépondreSupprimerbon WE (mais à demain pour la photo du samedi)
Coucou Fadosi
RépondreSupprimerMerci pour ce poème de Victor Hugo ! Tellement touchant !
Je te donne mon texte sur le défi n° 140 pour Lundi (sommes partis le WE !)
http://le-petit-monde-de-luciole.eklablog.com/elle-est-ou-maman-a114936000
Merci Fadosi et très bon WE.. A bientôt à te lire
Coucou Jeanne
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup Victor Hugo...
Avec tes grains de sel, c'est épatant !
Bises
Béa kimcat
Merci de ce partage
RépondreSupprimerbises et bonne journée