Billet édité le 6 mars 2009 (pardon, fanfan, je n'ai pas voulu le raccorucir) : Je n'en ai rien changé, juste ajouté Lily devant "la compagne de ce fils ..."
C'était ma deuxième contribution pour les Parchemins de Bigornette sur le thème du café.
Cette histoire est imaginaire. Mais elle est un condensé de ce qui peut se produire, non dans des temps anciens et dans des pays lointains, mais ici et maintenant.
Lou écrase son nez à la vitrine. La pluie glacée s'insinue entre l'écharpe et la peau, glisse comme une lame le long de son échine. Il rêve du grand bol de café fumant que sa mère lui préparait après ses nuits trop courtes ; à sa main tendue qu'il ne traitait pas bien.
Il pense au mug de café fumant que Lu va lui poser sur le comptoir avec les croissants de la veille et des sachets de sucre entamés. Normalement Lu, il devrait les mettre à la poubelle. Mais Lu, il s'en fout. Il les garde pour Lou. Il aime bien le goût de biscotte de ces rassis invendables, Lou.
Lu tarde aujourd'hui. Ce n'est pas son genre d'arriver après l'heure.
Cela fait près de trente ans qu'il est arrivé chez nous, Lu. Fuyant son pays en guerre et plein d'espoir dans le Pays des Droits de L'Homme.
Lu n'arrivera pas à l'heure aujourd'hui. Il n'arrivera pas du tout.
Depuis qu'il a vu des contrôles d'identité aux abords de l'école, il fait un large détour et part encore plus tôt. Il ne croise plus le facteur et son salut amical.
Il attend le renouvellement de son titre de séjour.
Depuis le temps, Lu, il prend cela comme une formalité banale. Au début, cela l'humiliait. La toute première fois, il s'en souvient, Lu, c'était en juillet 1986. Il avait un emploi salarié à l'époque. Un bon boulot qui lui permettait même d'économiser des sous. Faut dire qu'il ne rechignait pas à la tâche, Lu. Deux ans alors qu'il avait quitté ses rizières, sans même avoir pu donner une sépulture digne à ses parents.
Il en avait bavé les premiers mois. Quelques mains aidantes lui avaient maintenu la tête hors de l'eau. Des anonymes. Certains étaient devenus des amis. . Il avait même pu reprendre la gérance de ce petit bistrot, Lu. Il croyait être bien intégré. Il formait une bonne équipe avec ses salariés, Lu.
On lui avait donné un papier provisoire, valable trois mois, puis trois mois, puis six mois. Depuis longtemps le séjour était prolongé de trois ans en trois ans.
Il ne comprend pas le retard à sa demande. C'est vrai, il a un peu traîné pour le renouvellement de son permis. Il espérait tant être enfin naturalisé cette année !
Un contrôle de jeunes à la tronche pas banale, son regard étonné ou son air trop discret, la patrouille lui a demandé ses papiers à Lu. Permis périmé... de quelques jours. Pas d'explications. Il s'est retrouvé au poste, Lu, puis au centre de rétention.
Sa femme rejoint son travail, ignorante de ce qui se joue. Ses enfants sont grands, à Lu, enfin les enfants de sa femme. Lu n'a pas eu d'enfant ici. Son drame, leur drame, passera inaperçu.
Lou, rêvant de son bol, ignore tout cela. Il prendra un sucre. Pour remercier Lu, il arrangera la corbeille de fruits pour la mise en place de ce midi : l'ananas sur un lit de mangues, les bananes enroulées autour des poires. Il n'a pas son pareil, Lou, pour en faire une œuvre d'art !
Le froid l'engourdit, Lou, il se laisse glisser le long de la vitrine, s'accroupit sur ses talons.
Le facteur ne croise plus Lu dans sa tournée. Il glisse dans sa boite aux lettres l'avis de recommandé pour aller chercher le précieux sésame.
Il n'en sait rien, Lu. Demain, il sera peut-être expédié vers ce pays dont il se souvient si peu, ce pays en paix maintenant. Il rejoindra la province où ses parents ont été massacrés. Il parait que c'est toujours le même gouverneur.
Lu pense à Lou qui va rester le ventre vide ce matin. Il pense à sa femme qui va tant lui manquer. Il pense à son fils, enfin le fils de sa femme, mais c'est tout comme, à Lily, la compagne de ce fils dont il ne connaîtra pas le fruit qu'elle porte en elle.
Il pense, Lu, il pense...
Lou déplie ses doigts gourds et bleuis. Un passant dépose une pièce dans le creux de sa paume.
Oh Prévert !
« Il est terrible le bruit de l'œuf dur sur le comptoir
Dans la tête de l'homme qui a faim
Œuf dur, café crème, œuf dur, café ... »
Inspiration principale :
La grasse matinée, de Jacques Prévert, Paroles, 1945, texte
mis en musique par Joseph Kosma chanté entre autre par Marianne Oswald ou par Mouloudji
Inspiration complémentaire tout aussi importante
Lily, de Pierre Perret, paroles de la chanson
credits photo Efaucon via Wikipedia.org |
Ah la vie d'un déracine, d'un exilé, pas drôle tous les jours... et l'attente d'un renouvellement de séjour ou pas, merci Jeanne, bon lundi, bises
RépondreSupprimerTrès émue par ton beau texte Jeanne. Belle semaine.
RépondreSupprimerBravo Jeanne, j'ai beaucoup aimé ton texte et ses références ! Bises et bon début de semaine
RépondreSupprimerC'est beau, Jeanne.
RépondreSupprimerQuant à l'article, c'est incroyablement fou, la bêtise administrative !
Un "mariage" insolite entre Prévert et Perret pour un texte regardant en face la dureté de la vie...
RépondreSupprimerD'illustres références pour un défi traité de façon bien émouvante. Bon lundi, Jeanne de la part des Cabardouche.
RépondreSupprimerTon texte est toujours d'actualité . Une histoire comme il doit s'en passer bien souvent hélas.
RépondreSupprimerJ'adore la chanson de Perret.
Bonne soirée.Bises
Prévert et Perret pour une chanson que j'adore !
RépondreSupprimerMerci, Jeanne.
Tu sais toucher au coeur.
Très beau et touchant, ton texte, Jeanne ! Bravo et bon matin de ce mardi ! Bises♥
RépondreSupprimerBonsoir Jeanne,
RépondreSupprimerJe lis ton texte qui prend aux tripes. Qui serre le coeur. Malheureusement, je pense, oui, que c'est toujours cruellement d'actualité.
Un très bel écrit, très émouvant (et l'atmosphère fraîche, la pluie qui frappe fort à mes carreaux ajoute à l'ambiance
Bises
Bravo Jeanne j'aime beaucoup ce texte plein d'émotion , toujours d'actualité malheureusement . Je suis allée sur le lien du café , c'est hallucinant , les services de l'ursaaf n'ont pas d'autres personnes à se mettre sous la dent ?
RépondreSupprimerJe me demande bien quel a été le résultat de cette histoire , j'espère que les cafetiers n'ont pas eu à payer l'amende .
Bonne journée
Bisous
Avec mes excuses de récupérer ton espace de réponse, mais ... plus d'espace commentaire ? disparu ?
SupprimerJ'adore ton billet ! tellement humain et si bien écrit ! bravo !
suis allée lire l'article : un scandale là aussi...
Que d'erreurs sont faites quand on devient des pions noyés dans une administration... on perd toute notion d'humanité et de respect de l'autre...
Merci de le dénoncer si vivement et bisous
J'avais bien reconnu Pierre Perret et sa si belle chanson !!!
RépondreSupprimerBravo d'y avoir associé Prévert cela donne encore plus de réalité à ta chanson revisitée.
Bisous Jeanne et à demain pour le nouveau défi qui sera mené par Lilou ;)
Domi.