J'ai bien une idée de sujet qui me trotte dans la tête, mais comme je ne sais pas si j'aurai le temps et le courage de la mettre en forme pour lundi, je réédite ce billet écrit pour illustrer une proposition de 2009 alors que mon blog avait tout juste six mois : "la vieillesse et les vieux".
Du plus loin que je me souvienne, ils ont toujours été vieux dans mon regard d'enfant. Et comme nous avons vieilli au même rythme de l'implacable logique du temps, mon regard s'est ajusté à ce qui devenait doucement leur quotidien. Vieux et dignes. Taiseux comme dans nos régions, restant actifs pour ce que leur permettait encore la raideur de leurs corps rompus aux travaux des champs.
On les appelait le père et la mère F. ..., sans dédain, avec une certaine déférence même, à laquelle j'adhérais sans question et sans réticence.
Il était plus âgé mais je vous parle d'une époque où elle avait à peu près l'âge que je porte en ce moment.
Un lundi matin où je partais vers mon lieu d'études, jeune fille plus studieuse que midinette mais ne dédaignant pas la mode, ma 4L se trouva bloquée par un camion de livraison de fuel dans une rue étroite de Paris.
Le livreur vient s'excuser et engage la causette sur la plaque d'immatriculation provinciale. Prudente envers les inconnus, (ce genre de recommandations nécessaires ne date pas d'Internet), je répond en désignant la petite ville voisine.
- Ah, me répond-il, pendant la guerre (il s'agit de celle de 39-45), j'étais placé chez la mère ... à M... à B... . Oui j'étais pupille de la nation et ils prenaient des enfants de l'Assistance, Mais ils ne doivent plus être de c'monde à c't'heure !
Plus question de rester évasive ! C'est le hameau où habitent mes parents. Ce sont des voisins que je connais depuis toujours.
- La mère et le père ..., bien sûr que je les connais, ...
Et la conversation roule ou plutôt il me raconte ému aux larmes ce passé qui ressurgit comme une déferlante en ce matin de printemps 70.
Oh, ce n'était pas par charité, on trimait dur et fallait filer droit ! C'est que l'père l'était pas là et il fallait bien d'autres bras pour la ferme.
Au moins, on mangeait à notre faim, et les gosses, ils (la mère ... et les services de placement) n'y regardaient pas sur leurs origines. On se disait tous baptisés et on allait à la messe du dimanche. Et puis à sa manière, elle nous aimait ben quand même la mère, el' savait pas l'dire c'est tout.
La « mère », surnom qui prend sens soudain. Il parle et je le regarde dans sa combinaison de travail à peine salie d'un début de semaine.
Et tandis que j'imagine enfin ma voisine dans sa vie d'avant, je vois dans ce regard d'homme mûr, qu'elle était déjà vieille dans son regard d'enfant. A l'âge que j'avais au début de ce texte.
Cet homme qui doit avoir, à peu de chose près, l'âge que la mère ... avait quand il était chez elle. L'âge que j'avais quand je rendais visite à maman à sa maison de retraite, il y a une dizaine d'années, et où les pensionnaires m'accueillaient avec un joyeux
- Ah voici notre petite jeunette ! Et d'où je ne repartais pas sans leur lire quelque extrait pioché dans leur bibliothèque.
Le tuyau bien calé a rempli la cuve et bientôt nous sommes repartis chacun vers nos vies.
Je ne sais s'il a repris contact avec eux. Je ne me souviens plus si j'ai osé en parler à la mère ...
La mère a fait la traite de sa dernière vache à la main, matin et soir tous les jours sans faiblir, jusqu'à cette chute stupide qui l'a privée de sa mobilité et a signé ses derniers mois.
Je lui dois d'avoir donné à mes enfants le goût du lait cru et crémeux qui venait d'être tiré.
Si cet homme vit toujours, il doit avoir à peu près leur âge sur ces clichés.
Le temps a passé depuis cette rencontre. Le père F est mort depuis longtemps. La mère F est restée veuve encore quelques années avant de le rejoindre au cimetière. Depuis l'écriture de ce texte, plus de six ans se sont encore écoulés et je me suis retrouvée, il y a deux ou trois ans, au cimetière alors qu'on venait d'inhumer leur fils qui avait lui aussi atteint une grande vieillesse.
Le père F... en 1973 cliché de l'un de mes frères |
La mère F... en 1975 cliché de mon frère |
Bonjour Jeanne, ah ils sont beaux aussi tes deux petits vieux... pupille de la nation et placé chez eux, tu parles s'il s'en souvient... la ferme sans homme fallait prêter sa petite main mais travail récompensé en mangeant à sa faim... merci à toi aussi, bon lundi, bises de JB
RépondreSupprimerUn très beau souvenir que tu racontes et qui m'a beaucoup émue. Belle semaine
RépondreSupprimerLe hasard des rencontres fait parfois bien les choses... J'espère pour eux deux qu'il est allé les retrouver...
RépondreSupprimerune très belle histoire ...à l'époque de l'ecriture ton blog était un tout petit bébé mais l'histoire donnait déja une belle idée de ce qu'il allait devenir :-) vraiment j'aime beaucoup ton récit
RépondreSupprimerbises
Bonjour Jeanne, même si tu ne nous offres pas une autre page sur le thème, celle-ci est passionnante, d'autant plus qu'elle est vécue et merveilleusement bien narrée, photos à l'appui. Merci beaucoup, gros bisous.
RépondreSupprimeroui les enfants "placés" et les couples à la campagne qui les nourrissaient... je me souviens d'avoir connu un couple semblable...il y a longtemps !
RépondreSupprimerbeaux souvenirs Jeanne
Un très beau texte émouvant. Dans toutes les campagnes, on a des personnes comme celles-ci qui triment leur vie entière sans jamais se plaindre. J'aime bien ces photos .
RépondreSupprimerBISES
C'est tellement émouvant...
RépondreSupprimerMerci pour ce très beau partage, Jeanne.
J'ai eu les larmes aux yeux en te lisant.
Fort bien écrit et très émouvant ! J'aime bcp !
RépondreSupprimermerci Jeanne
Bisous
Quel témoignage sensible Jeanne. Tu as su restituer tes souvenirs et nous les décrire comme des réalités. Réveil des miens avec un zoom sur un vieux couple de la Nièvre, protecteurs de ma petite enfance. Merci.
RépondreSupprimerune bien belle histoire, Jeanne, de braves gens comme il y en avait beaucoup dans nos campagnes
RépondreSupprimerQuelle rencontre et récit émouvants ... de ces souvenirs qui font s'embuer les yeux, merci Jeanne !
RépondreSupprimerComme c'est émouvant, des souvenirs, une mémoire, des vies riches et qui méritaient qu'on les côtoie un peu
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