vous faisiez appel à un souvenir
un peu rêve, organisé tout en étant décousu, un peu ailleurs,
ou en équilibre sur le fil du rasoir ?
Pour la troisième fois en moins de cinq minutes, elle me fait la liste de ce dont elle a besoin, deux serviettes de toilette, un pantalon supplémentaire, deux polos, une paire de chaussures... Une liste qui varie à la marge et qui ne m'est même pas destinée. C'est pour la conversation me dit-elle sèchement.
Naguère, c'est il n'y a guère, plus récemment que jadis, un "critique" littéraire bien connu s’apitoyait sur son âge en citant une autre célébrité : "La vieillesse est un naufrage." Longtemps maître de cérémonie des mots, du dico par effraction à l'orthographe par sa dictée, s'interrogeait-il seulement sur les glissements de vocabulaire,
C'était une plainte assassine d'un vieux bel égocentrique qui n'acceptait pas de vieillir. Une plainte qui me chagrine, avec dans la tête la sagesse et l'émerveillement de vieilles, mère, sœurs, amies, supportant l'usure et les maux du corps, les petites défaillances de la pensée, étonnées d'être parvenues presque vaillantes si loin et si bien sur leur long chemin de vie.
Nouvel appel téléphonique, presque chaque jour, pour prendre des nouvelles et maintenir le lien de loin. La même litanie à quelques variantes. Inventaire à la Prévert. Conversion du salaire médian (plafond de la prime carburant) d'euros en anciens francs d'avant 1959. Hors contexte, un chiffre qui ne veut rien dire. Mais je suis un instant muette devant l'exactitude du calcul.
Je me souviens soudain, il y a plus longtemps, une autre vieille dame qui devait avoir à peu près l'âge qu'a maintenant la dame du téléphone. Corps alerte et esprit vif, je l'avais accompagnée à son invitation suivre un cours de l'Université du troisième Âge de la Rochelle sur la Bibliothèque d'Alexandrie. Elle se plaignait elle aussi de sa mémoire au point de craindre d'avoir la maladie d'Alzheimer, thème fort à la mode à l'époque dans les médias.
Sans doute avais-je pris quelque risque en lui proposant d'être mon guide pour une marche le long des étiers et des salines de son Île. Sans elle et sa connaissance du terrain, j'aurais été bien incapable de retrouver notre chemin à cette époque sans GPS et au réseau aléatoire.
Elle avait alors l'âge de la dame du téléphone aujourd'hui et le vieux monsieur a quelques années de plus. Il ne les connaît pas et il a maintenant surmonté que "La mémoire n'en fait qu'à sa tête"*. Il accepte la normalité de ses défaillances, capable désormais de dire, apaisé, "Mais la vie continue"**.
* Bernard Pivot, La mémoire n'en fait qu'à sa tête, Albin Michel 2017
** Bernard Pivot, Mais la vie continue, Albin Michel 2021
Un mot bravo, et ce genre de maladie qui ne se guérit point nous laissant sans mémoire ou presque, terrible, pour l'entourage aussi... merci Jeanne !
RépondreSupprimerBonjour Jeanne,
RépondreSupprimerUn haïbun qui m'a touchée. Une sensibilité sans doute exacerbée par le fait que ma mère perd de plus en plus la mémoire.
Merci Jeanne
C'était quand déjà... j'ai aimé te lire sur la page de l'Herbier et te relire ici.
RépondreSupprimerMerci pour ce très beau moment de lecture.
Ma mémoire s'en va aussi.
Passe une douce journée.
Ah la mémoire et ses caprices ! Difficile parfois d'accepter de vieillir, mais difficile aussi de gommer la réalité... Un texte qui ne peut laisser indifférent.
RépondreSupprimerIl est difficile d'accepter la vieillesse du corps et de l'esprit .On sent la mémoire qui parfois nous fait défaut et la peur de cette maladie est toujours présente... Les hommes supportent-ils moins bien que les femmes bes signes de l'âge ? Peut-être bien ; Ton texte est très touchant. bISE
RépondreSupprimerMerci inconnue. Qui es-tu ? je ne crois pas qu'on puisse faire des généralités de genre, chacun apprivoise comme il le peut les marques de la vieillesse. La dame du téléphone ne l'accepte pas et la dame de l'université était terrorisée par l'hypothèse d'une maladie qu'elle n'avait absolument pas, elle avait juste besoin d'être rassurée. Simplement, la vie des femmes les rendent peut-être un peu plus fortes ou fatalistes, je ne sais pas bises
RépondreSupprimerL'âge aidant on se pose des questions, sans se faire d'illusions, certains souvenirs sont vifs, d'autres absents...
RépondreSupprimerJe sais en tout cas que je n'assomerais pas mes proches avec des chiffres, je ne les ai jamais retenus et suis atteinte de dyscalculie !!!
Bisous Jeanne et merci
Ils sont si douloureux les moments où une mère ne nous reconnait plus; c'est ce que j'ai vécu avec ma chère maman il y a maintenant 8 ans et je ne m'en suis pas encore remise.
RépondreSupprimerMerci Jeanne pour cet haïbun sensible
Un texte émouvant, Jeanne. Mille bravos. Bonne semaine. Bises♥
RépondreSupprimerAyant vu ma mère décliner de 2000 à 2016, je peux dire que perdre la mémoire c'est difficile pour l'entourage et pour la personne qui ne sait plus ce qu'elle dit. Bon week end, bises.
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