Elle s'est glissée furtivement dans la chambre d'à côté dès les premiers bruits. Dans la plénitude de la nuit de novembre, elle balance doucement, peau à peau, son nourrisson et elle, emmitouflés dans le moelleux de la couverture de mohair. Il tète avec l'énergie de ses trois ou quatre semaines. Pleinement attentif à l'instant présent. Et elle avec lui.
Dans ces gestes simples
Elle renoue au plus profond
de l'instinct de vie
Elle a lâché la bride à son esprit, le laissant vagabonder au gré des pensées fugaces qui la traverse, vite renvoyées au néant des regrets ou au hasard des futurs ignorés. Elle aurait tant aimé partager avec ses deux aînés ces moments qui leur ont été volés à tous trois. Ne pas penser aux dommages indélébiles ! Si elle espère en leur force de vie pour se construire malgré ces blessures, elle devine que les siennes ne se refermeront pas.
Entre plénitude
et coeur au bord du naufrage
doux déchirement
Repu, son tout petit bébé semble converser avec les anges. L'instant la ramène au présent. Elle sourit à l'enthousiasme de ses élèves de l'an dernier lorsqu'ils se projetaient dans leur avenir en dépit du destin qui leur avait été tracé lors de leurs orientations. Ira-t-il au bout de son rêve de musicien d'orchestre ? Sera-t-elle architecte ? Sera-t-il sage-femme ? Lui acteur de théâtre, précision importante du spectacle vivant ? Elle professeur de lettres ? Bien plus tard elle saura que oui pour celle-ci, en voie professionnelle, comme pour donner un peu d'air et de culture à ces cabossés de la vie et de l'école.
"L'art du questionnement
trouver ce qu'un écolier
sait ou peut savoir"*
Elle se glisse silencieusement dans ce lit qui devrait être un refuge. Va-t-elle récupérer sans incident sa part de draps et de couvertures sans réveiller le dormeur ? Elle ne peut retourner dans le confort du fauteuil à bascule au risque de déclencher une tempête au matin. Depuis le début il lui disait qu'il en rêvait. Elle l'avait minutieusement peint en rouge de sa couleur préférée. Cadeau dès lors négligé et relégué au grenier. Du moins croyait-elle en une relégation et sa déception n'était encore que du dépit. Comment pouvait-elle imaginer ce qui s'y jouerait sans doute, ce qui s'y était peut-être déjà joué ? Le plus délicatement possible, elle gagne un petit bout de couverture. Tout à l'heure, glacée, elle se réveillera en frissonnant.
Retenir l'instant**
Obsession de la durée***
temps inconciliables.
©Jeanne Fadosi, jeudi 7 février 2019
modifié le vendredi 1er mars 2019
en marge et inspiré par l'image de la page 135 de l'Herbier
* Conversations avec Albert Einstein, 1920 - Albert Einstein
La citation complète tirée des dicocitations.lemonde est :
"La plupart des enseignants perdent leur temps à poser des questions destinées uniquement à révéler ce que les écoliers ne savent pas, tandis que le véritable art du questionnement est de découvrir ce qu'un écolier sait ou est capable de savoir."
** en allusion à L'intuition de l'instant de Gaston Bachelard, 1932, réédité constamment au XXe siècle
***"Cette obsession de la durée nous fait manquer tant de paradis fugaces, les seuls que nous puissions approcher au cours de notre fulgurant trajet de mortels. Leurs éblouissements surgissent dans des lieux souvent si humbles et éphémères que nous refusons de nous y attarder. Nous préférons bâtir nos rêves avec les blocs granitiques des décennies. Nous nous croyons destinés à une longévité de statues."
Le livre des brèves amours éternelles, Andreï Makine, éd. Seuil, 2011 (ISBN 978-2-02103365-6), p. 81 -
Il semblerait, selon les critiques de son dernier livre (Au-delà des frontières, janvier 2019) que l'académicien, contrairement à Gaston Bachelard, s'aventurerait vers d'autres rives aux marécages nauséabonds. Peut-être devrait-il se relire lui-même.
"L'appartenance à la famille humaine confère à toute personne une sorte de citoyenneté mondiale, lui donnant des droits et des devoirs, les hommes étant unis par une communauté d'origine et de destinée suprême. La condamnation du racisme, la protection des minorités, l'assistance aux réfugiés, la mobilisation de la solidarité internationale envers les plus nécessiteux, ne sont que des applications cohérentes du principe de la citoyenneté mondiale."
Jean-paul II, 1er janvier 2005, dans message de jean-paul II pour la celebration de la journee mondiale de la paix, paru site officiel du vatican, jean-paul II. - Jean-Paul II
La nature n’a que faire d’un grand destin pour se montrer et déployer sa force. Partout, dissimulée ou au grand jour, elle se manifeste avec la même intensité.
Michel de Montaigne - Les Essais, Livre III, Chapitre XIII (Version en français moderne, de Pascal Hervieu – Flammarion 2009). - Montaigne
Joli billet Jeanne, j'aime les mots d'Einstein et ceux de Jean-Paul II, merci, bises
RépondreSupprimersages paroles qui devraient davantage être mises en actes bises
SupprimerUn texte très émouvant Jeanne. Quelle est la mère de famille n'ayant pas connu cela quand il fallait allaiter, câliner, rassurer l'enfant en début de vie !
RépondreSupprimerMerci pour ces si jolis mots.
Bises et bon weekend
pour moi c'était un moment privilégié obtenu de haute lutte au 3e enfant seulement et avec de bien cuisantes contreparties. Mais chut ...
SupprimerTu as bien fait de sortir le texte de tes brouillons, il répond parfaitement à l'image proposée par Adamante.
RépondreSupprimerSi je n'ajoute rien à ce commentaire, c'est qu'un flot de souvenirs me submerge.
Je t'embrasse. Passe une douce journée.
je fais silence et te laisse apprivoiser ce flot et l'apaiser
Supprimerje t'embrasse
Magnifique texte si touchant, Jeanne ! Bon dimanche,
RépondreSupprimerBises♥
merci Colette bises et bon dimanche
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