Je n'ai guère de temps en ce moment mais les fenêtres m'avaient inspirée. M'en voudrez-vous si je réédite une fois de plus ce billet publié un 17 octobre 2011, rapprochant la journée mondiale du refus de la misère du cinquantième anniversaire du drame du 17 octobre 1961.
C'était la consigne de vertdegrisaille pour le défi n°66 des Croqueurs de mots.
"Partez d'un objet aussi anodin qu'un lacet, serpentez sur ses boucles et ses (in)sinuations, et laissez-le créer le nœud complexe d'un moment."
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Une fenêtre est-elle un objet ? Et si c'est un objet, est-ce un objet si anodin ?
17 octobre 1968 : je frissonne en sortant des couvertures. Mon premier élan est de regarder par la fenêtre.
Voilà à peine un mois que je suis dans cette minuscule chambre de bonne et déjà une sourde tristesse s'immisce dans mon quotidien.
Le thermomètre affiche vaillamment un modeste 17° et le radiateur ne produira rien de plus.
Dans ce quartier cossu aux façades avenantes, je fais l'apprentissage de voisins pauvres. La dernière marche avant la misère car ils ont un toit solide, trop froid, sans confort à part l'eau courante, souvent froide. Il y a un wc à la turque pour tout l'étage. L'eau chaude, il faut aller la chercher au dernier étage, encore au-dessus.
Mes parents m'aideront à atteindre mes rêves, en se privant un peu plus sur le quotidien. Mais nous ne sommes pas à plaindre.
J'ai acheté un minuscule carnet et j'apprends à compter les moindres dépenses. Je ne suis pas à plaindre. J'ai juste froid, j'ai juste la rage de découvrir ces vieux qui vivent avec le minimum vieillesse, ces employées de maison (on dit encore bonnes à l'époque) qui travaillent du matin au soir six jours par semaine pour un salaire (on dit encore gages aussi) de misère ... ces portes fermées sur le logis d'autres étudiants qui cumulent leurs cours et un travail souvent peu rémunérateur, pour financer leurs études, et que je ne croise jamais ...
17 octobre 1969 : la pièce de 8 m2 n'est pas plus grande que ma chambre de bonne de Neuilly l'an dernier. Pourtant,l'espace est bien agencé, les murs sont propres et la lumière rentre à flots tandis que le chauffage central assure une douceur confortable. Le bureau est sous la large baie qui occupe toute la largeur de la chambre.
Entre deux pages étudiées, je lève les yeux pour voir ce ciel qui s'assombrit des pluies d'automne.
Mon visage s'assombrit lorsque mes yeux quittent le ciel. Le paysage est barré sur ma gauche par le bâtiment des garçons de la cité universitaire, sur ma droite par un enchevêtrement des bretelles en béton de la prochaine autoroute. Il y a aussi des rails, à l'infini. Je ne me souviens plus bien où dans mon champs de vision. Ce dont je me souviens, ce qui m'étreignait le coeur chaque jour, sans accoutumance, c'est l'autre côté de la rue. Derrière les palissades qui le masquent aux piétons et aux voitures, mon regard se porte sur la fragilité des planches et des tôles mal jointes, la fumée qui s'échappe de simples tuyaux de poêles surmontant des toits en carton goudronné pour une étanchéité approximative.
De l'autre côté de la rue, c'est le bidonville de Nanterre.
Le 17 octobre ne m'évoque rien. En 1969, on fait encore silence sur cette terrible nuit. On se souvient surtout de Charonne.
Si on me l'avait appris, cette vue m'aurait-elle été plus insupportable encore ?
Combien de ces malheureux, hommes mais aussi femmes et enfants, étaient-ils partis ce 17 octobre 1961, pour défiler pacifiquement et avec confiance pour défier le couvre-feu qui venait de leur être imposé ?
Combien de femmes et d'enfants ne sont jamais revenus de cette marche sur Paris ?
Combien d'hommes, maris, pères, ne sont jamais revenus au bidonville ?
Si on me l'avait appris, cette vue m'aurait-elle été plus insupportable encore ?
Ce jour-là, je sais en revanche qu'en rentrant de mes menues courses pour la fin de semaine, (je compte toujours le moindre centime), un ou deux enfants seront sur mon passage, me demandant un morceau de pain.
J'ai pris l'habitude d'en acheter un peu plus, pour eux. Et tout à l'heure, je leur achèterai une tablette de chocolat.
17 octobre 2011 : journée mondiale du refus de la misère.
Je ne sais pas s'il est ou non pertinent de rapprocher ces deux événements. Mais moi, ces mois passés à Nanterre, j'ai juste appris à côtoyer une misère qui restait digne, en mesurant mon impuissance devant ce qui s'étalait pudiquement au-delà de la palissade.
17 octobre 2011, alors même que, dans la dignité, les survivants veulent se recueillir sur le Pont de Neuilly de sinistre mémoire, ils devront se contenter d'un autre lieu.
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pour Le nid des mots de abécé
Au moment où je fais les derniers réglages avant la programmation de cet article, j'écoute sur France Inter l'émission Grand bien vous fasse intitulée ce jeudi 14 décembre La pauvrophobie
En 61 j'avais 6 ans, ça ne me dit rien, mais vivre en bidonville, quart monde comme on le nomme, dur dur, enrayer la pauvreté, pas demain la veille, combien de sans emploi, de SDF, de petits salaires, alors que de nos jours tout coûte bonbon pour vivre... merci Jeanne, bises
RépondreSupprimerJ'avais 11 ans mais même si j'avais été plus âgée, je ne crois pas que j'en aurais été bien informée tant les medias de l'époque étaient muselés. Il n'y avait que la radio à la maison. Depuis que j'avais écrit ces textes sur mon premier blog, j'ai vu depuis deux ou trois ans se constituer de nouveaux bidonvilles. C'est absolument effarant ! bises
SupprimerUne lecture que je viens de faire avec grand intérêt, Jeanne ! Merci de cette rediffusion qui cadre si bien avec ce thème de décembre !
RépondreSupprimerBon week-end !
Bises♥
Ton texte me parle d'autant plus que j'ai moi aussi fait mes études à Nanterre et cette "Folie, complexe universitaire"(dénomination de la gare, ces années-là) n'était pas sans ouvrir les yeux sur des mondes qui se croisaient sans vraiment se rencontrer... (J'y était de 1970 à 1973) J'avais pour ma part une chambre microscopique dans le 16eme, avec une fenêtre en hauteur qui me laisse juste apercevoir un mur et un petit coin de ciel... Je gardais les enfants tous les soirs et tous les mercredis...
RépondreSupprimerMerci pour ta participation.
J'étais à Nanterre en 1969-70 en 2e année d'économie logée à la cité universitaire après une année précédente dans une chambre de bonne glaciale de Neuilly. J'avais fini par me réfugier dans de la famille qui habitait Paris en préférant y déplier chaque soir un lit de fer dans leur petite salle à manger. Ils ne sont plus là mais j'aurai toujours pour eux une infinie gratitude.
SupprimerCe journal me parle beaucoup, et je trouve aussi effarant que les bidonvilles existent encore.
RépondreSupprimerMerci pour ces souvenirs partagés.