Sara revenait de « l' école ». Elle était fière de ce mot et y tenait. L'impression de glaner un peu de cette enfance qu'elle n'avait jamais eu. Trop tôt envoyée aux champs avec sa mère. Trop tôt mariée. Trop tôt veuve et poids mort d'une société exsangue. L'enfant premier né était mort. Honte suprême. Déshonneur pour toute la famille.
Elle avait avec d'autres pris le chemin de l'exil. Long et périlleux. Peu avec elle était arrivés dans cet ailleurs provisoire. Elle n'avait pas de but. Juste fuir. Fuir la faim, la peur, l'aliénation. Et le bannissement. Même pas la guerre. Elle était présente dans les récits du soir. Dans les compte-rendu du crieur. Dans la fumée de la lointaine brousse de l'autre côté du fleuve. Dans la rumeur du ciel de plus en plus souvent. Dans les yeux de ceux qui arrivaient au village, démunis jusque dans leurs loques. Dans le silence de leurs regards terrifiés ou complètement éteints.
Elle n'avait pas eu le sésame de réfugié. Pas du « bon » côté de la frontière. Elle avait espéré, attendu. Elle était retournée à sa clandestinité. A la zone. Qui n'était même pas digne d'un bidonville;
Mais dans ce lieu sans nom, il y avait « l'école ». Elle était jeune encore, l'esprit neuf et agile.
Sara revenait de l'école en s'offrant, la peur au ventre, la transgression de passer par la ville. Une vraie rue avec des vraies vitrines.
Une vitrine en particulier l'intriguait. Au dessus des jouets pour grandes personnes dont elle n'imaginait même pas l'usage, des lettres tracées sur un tableau noir. Elle s'y arrêtait pour tester ses progrès.
T O TO L E LE B O BO F A FA M A MA
T O TO E T ET T O U TOU T O I TOI
LES DES SOU ON
Sara revenait de l'école et le tableau se dévoilait peu à peu. Jusqu'au jour où elle put « déchiffrer » le message.
« TOUTES LES GRANDES PERSONNES ONT D'ABORD ÉTÉ DES ENFANTS,
MAIS PEU D'ENTRE ELLES S'EN SOUVIENNENT.
ET TOI ? »
Son esprit était agile, je vous l'ai dit je crois. Tous les mots faisaient sens. La phrase, elle la comprenait. Du moins formellement.
Elle savait maintenant qu'elle resterait à jamais une énigme.
Jeanne Fadosi, , pour l'image 28-2016 de miletune,,
* Les mots lus ne sont jamais tout à fait les mêmes que les mots écrits, y compris quand ils sont relus par leur auteur. Les mots impulsés par une image échappent eux aussi, et c'est tant mieux, à un seul déterminisme bi-univoque. Mais il n'est pas gratuit de lire sans voir l'image, ou en l'ayant vu ou en la voyant. Quel que soit votre choix, découvrir l'image support avant ou après, vous ne pourrez remonter le temps pour comparer les expériences.
Le choix de l'une interdit les autres.
Et pour aller plus loin dans La Règle du Jeu, Virgile et les migrants, par Yann Moix
On ne choisit pas sa vie, on la reçoit, malheur à celui qui naît dans un lieu de pauvreté et autres... merci Jeanne
RépondreSupprimerJ'ai vu cette image énigme sur d'autres blogs. Elle ne me parle pas.
RépondreSupprimerJ'ai lu ton texte et il m'a beaucoup émue. Pour certains enfants il ne reste que l'école pour retrouver un peu d'intérêt à la vie si ils ont en plus de la chance d'avoir une maîtresse ou un maître qui leur témoigne de l'intérêt. Ton histoire me parle. Bon 14 juillet. Je fais une pause commentaires jusqu’à lundi prochain. Ne vous inquiétez pas pour moi je vais bien mais j’ai débuté mon traitement qui est fatigant même si je n’ai pas encore d’effets secondaires alors je me ménage et en plus je rentre demain en Vendée pour profiter de ma fille et de mes petites puces le temps d’un long week-end. Des articles sont programmés sur mes blogs. Amicalement.
Poignant, comme ces expériences le sont pour beaucoup ... la plupart de ces souvenirs sont souvent refoulés.
RépondreSupprimerDe tous ceux que j'ai lus, c'est mon préféré...
RépondreSupprimerMerci pour l'émotion ressentie.
Tu donnes à cette image une valeur inestimable.
Nous n'avons pas à nous plaindre si nous n'avons pas vécu comme Sara. Ton texte très bien écrit est très émouvant. On aimerait savoir ce qu'elle devient ensuite. Bon week end.
RépondreSupprimerUn témoignage magnifique de finesse et de sensibilité, rien à ajouter...
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