Le thermomètre affiche vaillamment un modeste 17° et le radiateur ne produira rien de plus.
Dans ce quartier cossu aux façades avenantes, je fais l'apprentissage de voisins pauvres. La dernière marche avant la misère car ils ont un toit solide, trop froid, sans confort à part l'eau courante, souvent froide. Il y a un WC à la turque pour tout l'étage. L'eau chaude, il faut aller la chercher au dernier étage, encore au-dessus.
Mes parents m'aideront à atteindre mes rêves, en se privant un peu plus sur le quotidien. Mais nous ne sommes pas à plaindre.
J'ai acheté un minuscule carnet et j'apprends à compter les moindres dépenses. Je ne suis pas à plaindre. J'ai juste froid, j'ai juste la rage de découvrir ces vieux qui vivent avec le minimum vieillesse, ces employées de maison (on dit encore bonnes à l'époque) qui travaillent du matin au soir six jours par semaine pour un salaire (on dit encore gages aussi) de misère ... ces portes fermées sur le logis d'autres étudiants qui cumulent leurs cours et un travail souvent peu rémunérateur, pour financer leurs études, et que je ne croise jamais ...
Entre deux pages étudiées, je lève les yeux pour voir ce ciel qui s'assombrit des pluies d'automne.
Mon visage s'assombrit lorsque mes yeux quittent le ciel. Le paysage est barré sur ma gauche par le bâtiment des garçons de la cité universitaire, sur ma droite par un enchevêtrement des bretelles en béton de la prochaine autoroute. Il y a aussi des rails, à l'infini. Je ne me souviens plus bien où dans mon champs de vision. Ce dont je me souviens, ce qui m'étreignait le cœur chaque jour, sans accoutumance, c'est l'autre côté de la rue. Derrière les palissades qui le masquent aux piétons et aux voitures, mon regard se porte sur la fragilité des planches et des tôles mal jointes, la fumée qui s'échappe de simples tuyaux de poêles surmontant des toits en carton goudronné pour une étanchéité approximative.
De l'autre côté de la rue, c'est le bidonville de Nanterre.
Le 17 octobre ne m'évoque rien. En 1969, on fait encore silence sur cette terrible nuit. On se souvient surtout de Charonne.
Si on me l'avait appris, cette vue m'aurait-elle été plus insupportable encore ?
Combien de ces malheureux, hommes mais aussi femmes et enfants, étaient-ils partis ce 17 octobre 1961, pour défiler pacifiquement et avec confiance pour défier le couvre-feu qui venait de leur être imposé ?
Combien de femmes et d'enfants ne sont jamais revenus de cette marche sur Paris ?
Combien d'hommes, maris, pères, ne sont jamais revenus au bidonville ?
Si on me l'avait appris, cette vue m'aurait-elle été plus insupportable encore ?
Ce jour-là, je sais en revanche qu'en rentrant de mes menues courses pour la fin de semaine, (je compte toujours le moindre centime), un ou deux enfants seront sur mon passage, me demandant un morceau de pain.
J'ai pris l'habitude d'en acheter un peu plus, pour eux. Et tout à l'heure, je leur achèterai une tablette de chocolat.
Je ne sais pas s'il est ou non pertinent de rapprocher ces deux événements. Mais moi, ces mois passés à Nanterre, j'ai juste appris à côtoyer une misère qui restait digne, en mesurant mon impuissance devant ce qui s'étalait pudiquement au-delà de la palissade.
17 octobre 2011, alors même que, dans la dignité, les survivants veulent se recueillir sur le Pont de Neuilly de sinistre mémoire, ils devront se contenter d'un autre lieu car on leur en avait refusé l'autorisation.
17 octobre 2012 vers 6 heures du soir :
communiqué de presse de Monsieur François Hollande, Président de la République Française,
tel qu'il est lisible sur le site officiel de l'Elysée
"Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes."
François Hollande, Président de la République, 17 octobre 2012
Maurane — Wikipédia (wikipedia.org), 1960 - 2018, chanteuse belge, auteure compositrice interprète et comédienne.
Claude Nougaro — Wikipédia (wikipedia.org), 1929 - 2004, auteur-compositeur-interprète et poète français
Dans les maisons du bidonville de Nanterre - Le Parisien
BIDONVILLES DE NANTERRE, QUELQUES DATES CLES
1948-1953. Plusieurs dizaines de logements sont « autoconstruits » par des travailleurs immigrés et forment en quelques années à Nanterre un premier bidonville.
1961. Construction des cités de transit, bâtiments collectifs préfabriqués de plain-pied destinés à reloger les occupants des bidonvilles de façon transitoire, mais parfois pour plusieurs années, avant l'attribution d'un logement pérenne. Il y aura une cité de transit rue André-Doucet, une autre face à la rue des Prés.
1966. En Ile-de-France sont recensés 120 bidonvilles qui abritent 46 000 personnes, dont environ 10 000 à Nanterre, des célibataires et 1 200 familles*. Certaines sources font aussi état de 14 000 habitants au milieu des années 1960.
1970. Il reste encore à Nanterre une dizaine de bidonvilles abritant plusieurs centaines de familles. Le plus vaste est celui de la Folie, près de la préfecture, puis viennent ceux de la rue des Prés (illustrés par les photos de Serge Santelli), de l'avenue de la République, à côté de l'université, et des Pâquerettes. Entre la faculté, la préfecture et La Défense où se construisent les premières tours de bureaux, les bidonvilles commencent à faire désordre. Une réunion interministérielle décide de les rayer de la carte.
1971. Une « opération de résorption des bidonvilles de Nanterre » commence le 15 juin et s'achève le 13 juillet 1971. L'évacuation du bidonville de la Folie donne lieu à des protestations.*Source : Archives nationales, citées par Muriel Cohen dans son article
Un écrit touchant sur ton passé dans les années soixante. Charonne je ne me souviens pas, mais habitant Rueil-Malmaison à l'époque à la limite de Nanterre, je suis passé devant les bidonvilles. Je ne comprenais pas qu'on puisse laisser vivre des gens dans ces conditions. Nous étions pauvres, mais nous avions un vrai toit. Cela permet de relativiser. Bisous
RépondreSupprimerJ'étais outremer à cette époque; ce n'est que ces dernières années que j'en ai entendu parler. Tu as eu un regard plus proche de ces évènements avec ton parcours étudiant. Pauvres gens . Bonnes soirée
RépondreSupprimerLes politiciens usent de ce genre de commémorations pour se redorer le blason c'est ignoble doublement puisque si cela n'avait pas eu lieu, aucune commémoration ne serait nécessaire! Bisous bon début de weekend
RépondreSupprimerOui , merci de ton texte . Des pages fort peu glorieuses du passé , Charonne , j'étais bébé mais j'en ai entendu parler par la suite , et de ces bidonvilles .
RépondreSupprimerY penser est un peu désespérant .
Je suis allé lire un peu à propos du massacre de Charonne et de ses causes , de l'ambiance en France dans les années 60 , c'est triste.
Mais merci pour ton texte .